Andalousie 6 - Éloge de la fesse et du jambon
- Robert Verge
- 5 mars
- 8 min de lecture
Le cochon d'Espagne est indubitablement une fierté nationale. Et la base de l'alimentation de toutes les fêtes, cocktails, collations, apéros et tapas. Pas une taverne, pas une boutique d'alimentation où il n'y en ait des centaines de fesses entières suspendues au plafond, alignées pour la revue comme des militaires, dégoulinant parfois d'une goutte de gras, et répandant cette odeur âcre et doucereuse à la fois, vaguement écoeurante quand on n'a pas l'habitude.
On connaît parfois chez nous le Serrano, un des plus doux et souples, bien gras et pas trop salé. Une entrée de gamme répandue et facile d'approche, à prix raisonnable.
Mais demandez et on vous expliquera les diverses déclinaisons du jamon ibérico, et le comment du pourquoi vous payeriez plus de 100 Euros le kilo pour une fesse de Pata negra (patte noire) de belota (nourri de glands de chêne), élevé au naturel dans des pâturages montagneux, en liberté conditionnelle et toute temporaire. Un animal rustique, nullement stressé, sachant probablement qu'il vaut son pesant d'or, et transformé désormais dans des saloirs inoxydables ultra-modernes.
À force d'en consommer, on apprécie de mieux en mieux les tranches fines qui sont servies en rosaces sur de belles assiettes, plus ou moins persillées, plus ou moins roses ou rouges ou marron, tendres ou sèches. Le moindre restaurant digne de ce nom en aura plusieurs d'entamées sur des supports rotatifs idoines vendus dans les quincailleries, car une famille se doit d'en posséder quelques-uns! On y reconnaîtra, tiens, la patte noire, le cordon tressé ou le médaillon rouge indiquant la provenance, la fabrique, la race, le degré de vieillissement... et le prix.
Le patron au bar découpe votre commande devant vous, armé (c'est le mot) d'une épée miniature dont l'acier est marqué du sceau de Tolède, c'est obligatoire. Il y a plusieurs muscles différents sur une cuisse, et le client attentif choisira sa pièce selon l'endroit où la découpe est avancée sur l'une ou l'autre. Pour bien faire, le support à jambon sera retourné et resserré solidement pour exposer une nouvelle coupe.
Ces alignements plafonniers de jambons entiers font tellement partie du paysage qu'on peut ainsi juger de la qualité d'un établissement. En maraude un midi dans les ruelles du vieux quartier juif de Séville, pas de jambons à l'horizon, on s'en doute, mais soudain mon oeil fut accroché par un accrochage de guitares flamencas «hechas a mano» dans la vitrine d'une petite boutique qui constituait en fait le passage obligé pour un musée du flamenco et un caveau où se donnaient des spectacles (tabla?) tous les soirs.

L'alignement des guitares me fait immédiatement penser à une portée de jambons, et cette idée m'accroche un sourire idiot, tandis que je sors mon appareil pour refaire la pose que j'avais faite plus tôt chez un épicier. La préposée sort aimablement de derrière son comptoir pour me proposer d'entrer au musée, il restait une demi-heure avant la pause-repas. Elle m'explique aussi pour les deux spectacles du soir, mais je ne retiens trop rien, absorbé par ses immenses yeux noirs aux cils recourbés... pourvu qu'elle danse dans cette soirée, j'achèterais tous les billets!
Va pour le musée!, une débauche d'éventails, de jupes à froufrous et de guitares anciennes. Des photos de grands cantaores(?) aussi, qu'elle me nomme de loin en loin, mais j'avoue mon inculture totale en ce domaine. L'ambiance musicale me suffit amplement, et je pourrais aussi acheter des disques célèbres si je le voulais. Nous sommes seuls et je lui avoue vouloir faire cette photo des guitares suspendues. Elle m'offre d'en décrocher l'une ou l'autre, mais je suis bien obligé de lui révéler que non, car j'ai besoin qu'elles ressemblent à des jambons, excusez-moi si c'est manquer de respect...
Loin de s'en offusquer, la Carmencita s'esclaffe et approuve totalement! Comme quoi son père faisait toujours cette blague, et qu'un soir d'ivresse dans une fête familiale, il avait inopinément empoigné un jambon pour le tenir comme une guitare et se lancer dans une gueulante endiablée, jetant toute l'assemblée des enfants dans un fou-rire mémorable.
Je m'empresse donc de réussir certaines contorsions, montant même avec son aide sur un tabouret pour obtenir l'angle et l'éclairage que je souhaite. Sonnent 13 heures, et elle a rentré le chevalet et les fleurs destinés à attirer les clients sur le trottoir, prête à fermer jusqu'à 17 heures. On a la sieste sérieuse ici, mais il faut manger avant!
Pour la remercier de son accueil si charmant et généreux, je lui offre un verre et el almuerzo si elle le désire. Ce n'est pas de refus, d'autant qu'elle perçoit que j'ai besoin d'une éducation en frais de jambons! Elle me recommande un restaurant ancien très célèbre, un peu nappe blanche, mais avec terrasse ombragée, dans un immeuble historique architecture baroque et boiseries de chêne... du même chêne qui a distribué avec largesse ses fruits aux cochons ibéricos pata negra de belota! Je la suivrais déjà au paradis, alors d'accord, par ici le jardin d'Éden du jambon!
Revenus en moins de douze zig-zags vers la place de la cathédrale ensoleillée avec sa torre (?) nous laissons les touristes attablés sous les parasols se désaltérer de sangria en croquant des fritures, et nous nous enfonçons dans les venelles d'un autre quartier ancien, passons devant des vitrines d'éventails et de froufrous encore, contournons un buste Cervantès et deux ou trois Don Quixote de granit ou de bronze, croisons des musiciens costumés et des pénitents avec leur chapeau pointu sous le bras, tous pressés de se rendre à l'église d'où partira tantôt leur procession de la semaine sainte. Une façade sévère bien ornée, un portail monumental: nous voici arrivés.
Le (nom du restaurant) sert sa clientèle depuis 1857, les carrelages de marbre noir et blanc en portent les traces d'usure jusque sur les marches du grand escalier monumental. Dans un grand hall lumineux, éclairé par une coupole de vitraux au troisième étage, on remarque avant toute autre chose l'établi du cortador, le maître coupeur de jambon, ceint d'un noble tablier aux armoiries de l'établissement, entouré de plusieurs jambons montés sur leur appareil à découpe, adossé à ses nombreux diplômes et distinctions car il a gagné des compétitions nationales de coupe!, en train d'astiquer ses épées après avoir composé des rosaces de viande translucides sur des assiettes filetées d'or.
Ma jeune amie l'interpelle: Antonio!, et il se fend d'un sourire attendri. Carmencita!, tu m'as tellement manqué... depuis hier! Elle me présente et l'assure de mon plus grand intérêt pour las nalgas, les fesses, ha ha. Ne pouvant pas me serrer la main, propreté. oblige, il me donne son coude-à-coude comme font tous les chefs du monde. Bobillo!, se présente-t-il amicalement. Y yo, Bobby, répliqué-je, répartie facétieuse s'il en est! Tant d'humour nous creuse assurément, et une camériste blonde au chignon bien serré nous conduit aussitôt à un petit salon d'où nous ne perdrons rien du travail raffiné d'Antonio, car il a promis de nous gâter. Les amis de Carmen sont ses amis, si je comprends bien, et nous recevons un verre de Gallicia pression bien fraîche pour trinquer à notre santé générale. Cette serveuse a la fesse bien coupable, elle aussi, on s'en taillerait volontiers une lichette. Ça devrait me coûter un bras et une jambe, mais je m'amuse si bien, et j'ai une faim de loup pour la chair fraîche comme pour la viande séchée, alors vivons le moment présent.
C'est donc là que j'ai eu la chance d'apprendre (en le goûtant) la majeure partie de ce que je racontais au début du récit. Semaine sainte, mon oeil, on ne fait pas carême par ici, à ce que je vois. Même qu'après le service, le maître-tailleur de jamon Antonio Bobillo doit s'esquiver pour aller préparer une réception de deux-cent-cinquante convives... à l'archevêché!
Bien repus, glace et café longuement savourés, nous avons cependant gardés nos esprits, car mademoiselle se doit de répéter pour le spectacle du soir: elle y remplace la vedette en congé pour le weekend de la passion, c'est tout dire! En la raccompagnant amicalement vers son lieu de travail, heureux bien que soulagé d'une petite centaine d'Euros, je lui demande la faveur de faire des photos d'elle tandis qu'elle travaille, por favorcito...! Elle rigole, la coquine, pas du tout intimidée, car nous avons développé une complicité immédiate et la confiance qui s'ensuit. D'ailleurs, interdit de photographier durant le spectacle, alors venez tout de suite ou jamais, me glisse-t-elle.
Nous nous glissons dans la boutique endormie et descendons au caveau, porte fermée, nous avons le champ libre pour encore une bonne heure. Elle m'indique comment régler l'éclairage de scène, la salle est minuscule et les tréteaux supporteront à peine quatre musiciens et deux danseurs, m'a-t-elle dit. Elle va se changer pendant que je change de lentille et prépare mes ajustements de couleurs. Trente secondes n'ont pas passé que je l'entends lancer de derrière le paravent: LISTO? Tu es prêt? Je dis oui d'une voix un peu étranglée, et une musique enregistrée remplit la salle. Ya vengo!
Sur ce elle apparaît en robe à pois mauve sur fond jaune, rien de moins! Elle s'est changée en un temps record, à se demander ce qu'elle a gardé dessous. Ses seins galbés tremblotent alors que claquent ses talons de plus en plus vite. Ses bras s'agitent et virevoltent, comment des photos pourraient-elles rendre cette agitation mouvementée? Je me concentre sur son visage fiévreux déjà, tout pris par l'intensité de la mélopée criarde. Mais ensuite elle se retourne de dos, les fesses enserrées parfaitement dans le tissu, faisant balancer une traîne énorme et froufroutante. Là aussi, mes photos ne rendront que la courbure parfaite de son corps cambré, mais ne pourront pas révéler le rebondissement subtil de ses fesses dures à chaque mouvement.
Elle sait très ben qu'elle me tient à sa merci quand la chanson s'achève, les crépitements de mon déclencheur n'ont pas cessé, elle a même deviné comment les susciter, la garce. Elle a chaud, nous avons trop mangé dit-elle, je vais mouiller ma robe si je ne fais pas attention. La prochaine musique est très douce, ce sera moins dur pour tes photos, ajoute-t-elle. Mais aussitôt elle passe ses mains dans son dos, défaisant la fermeture-éclair et laissant glisser la robe sur une chaise. Elle n'a maintenant qu'une légère camisole satinée pour tout vêtement, et elle commence à se mouvoir, à onduler, à balancer avec la mélodie de la guitare seule.

Mais que fais-tu?, je m'échine, moi!, me lance-t-elle car elle me voit béat d'admiration mais paralysé comme photographe. Allons, fais ta part, voyeur à la gomme! Le tissu qui ondule ne parvient jamais à dissimuler ses framboises roses dans le corsage qui reluit, et je n'ai qu'à suivre, suivre, et oublier la chaleur qui me monte aux joues. Elle déploie tout son talent pour être désirable envers son public privilégié, et elle y parvient sans peine. Elle sourit même au renflement de mon pantalon, merde. Qui se joue de l'autre ici? Elle le fait exprès de frôler la camisole de ses bras et de découvrir ses fesses beaucoup trop souvent pour que ce soit innocent. Je capte tout, je deviens fou et fiévreux. Elle se mord la lèvre de contentement. La musique meurt et nous restons longuement pensifs, immobiles, elle haletante, moi soupirant.
Un silence, on se secoue, puis elle demande si je veux l'entendre jouer de la guitare comme son père jouait du jambon. Ah Ha!, bonne idée, la guitare comme accessoire. Je t'écoute et je te photographie.
Elle tire une petite chaise du fond de scène, puis s'empare de la guitare qui attendait sur son support, la carre bien entre ses genoux, puis croise ses bras en tirant sur ses bretelles et retire d'un seul geste sa camisole trempée! L'instrument la cache, mais elle est nue comme au premier jour, sauf le sein droit niché dans la courbure de la guitare, et juste un peu masqué par son avant-bras tandis qu'elle gratte les cordes comme une experte. C'est inattendu, ce talent sans bornes, du corps et de l'esprit, et je m'efforce d'en saisir toute la beauté révélée autant que cachée.

Elle a dénoué sa crinière maintenant, et secoue la tête pour la faire bouger. Son visage disparaît parfois, mais je sens qu'elle me regarde un peu férocement. Je fais correspondre les courbes de ses hanches et de ses fesses aux contours de l'instrument chatoyant. Deux textures harmonisées, l'une vibrante et rigide, l'autre souple et frémissante. Je passe derrière elle et la vois nue devant un public captivé quoiqu'invisible pour le moment.

À la fin elle se redresse comme pour saluer, fière, toute nue derrière l'instrument qui la couvre tout juste, de ses amples seins à son sexe que je désire tellement sans le connaître encore.
Retourne-toi maintenant, me dit-elle. Tu as vu ce qu'il fallait pour maintenant, je dois me réserver pour la scène. Ce soir, si tu as aimé mon spectacle, tu monteras chez moi, j'éteindrai la lumière, et tu pourras toucher mes cordes sensibles, me caresser, et me faire chanter mes racines. Car je suis la Carmencita, et prends garde à toi.

Je me souviens de cette photo où les jambons et les guitares se font de l'oeil ! ...